Abbaye de femmes des Clairets, Perche, novembre 1304
Le soir tombait. Un vent piquant s’était levé qui malmenait les volets de bois fermant la porte de l’herbarium. Annelette examinait, songeuse, le contenu de sa haute armoire d’apothicaire. Elle aimait ces heures de calme solitude, la sensation de régner grâce à son intelligence sur un monde qui, bien que limité par les murs épais de la petite maison, était le sien.
La peur l’avait lâchée, l’inquiétude pour la survie de l’abbesse aussi. Il n’était plus temps de se satisfaire de réagir à la menace. Le temps d’agir était venu. Elle était confrontée à une adversaire retorse, perspicace et sournoise, bref une adversaire à sa mesure. Ce qui avait d’abord été pour elle une mission – protéger l’abbesse – devenait une sorte de bataille personnelle, un pari vis-à-vis d’elle-même. Serait-elle la plus forte, la plus rusée ? Son opposante lui donnait, sans l’avoir souhaité, l’occasion unique d’éprouver ses capacités, de vérifier l’étendue de sa supériorité. Annelette avait voulu s’en convaincre toutes ces années, mais la preuve objective lui avait toujours fait défaut. Au fond, elle était convaincue de se retrouver face à un être dont le cerveau fonctionnait à la manière du sien, à l’énorme différence près que l’autre avait basculé vers le mal. La soeur apothicaire s’était pliée, sans grandes difficultés, aux règles du monasterium, de cette communauté de femmes dont elle méprisait la plupart – comme elle l’eut fait d’hommes. Il s’agissait à ses yeux d’un moindre mal. Pourtant, l’idée de devoir combattre un autre raisonnement la grisait. Elle laisserait les suppliques et les prières aux autres, et userait de l’intelligence que Dieu lui avait offerte. Il s’agissait, selon elle, de la plus éclatante gratitude, de la plus totale allégeance qu’elle puisse Lui manifester.
Annelette soupira de contentement : la joute commençait et elle serait impitoyable. Elle opposerait toute sa science, tout son esprit, tout son dédain pour la superstition à la malfaisance habile de son adversaire. Un frisson d’euphorie la parcourut : quand s’était-elle sentie aussi libre, aussi puissante ? Sans doute jamais.
Elle entreprit de descendre tous les sacs de plantes séchées et pilées, toutes les fioles et jarres de macération, de décoction, d’esprits, d’extraits qu’elle avait préparés durant le printemps et l’été. Elle posa sur le rebord de l’alveus de pierre une mince ampoule scellée d’un bouchon de cire brunâtre dont elle aurait l’usage sous peu, puis sépara le reste de ses remèdes en deux monticules sur la grande table. À gauche, les préparations qui ne pouvaient se révéler létales aux quantités qu’un enherbeur verserait dans un plat ou un breuvage : les feuilles séchées de sauge, de romarin, de thym, d’artichaut, de menthe et de mélisse, tant d’autres que l’on utilisait aussi bien pour relever les mets que pour guérir de communes affections. À droite, les intoxicants qu’elle remettrait à Éleusie afin que celle-ci les conserve en lieu sûr. Étrangement, le contenu de la fiole renfermant la liqueur de racines d’aconitum napel-lus, qu’elle destinait aux inflammations congestives, aux douleurs diverses et à la goutte, n’avait pas décru. Où donc la meurtrière s’était-elle procuré l’aconit avec lequel elle avait empoisonné Adélaïde ? À moins d’envisager qu’elle n’eût conçu son plan de longue date et dérobé la liqueur l’année passée. Annelette examina ensuite avec grande attention les lettres brodées de rouge afin de signaler la dangerosité du contenu des sacs de toile, se demandant sur lesquels se porterait son choix si la mauvaiseté l’habitait. Son regard s’arrêta sur les poches renfermant les feuilles pilées de digitalis purpurea[42], qu’elle réservait au traitement de l’hydropisie et aux essoufflements de cœur, celles de conium maculatum[43], qu’elle utilisait afin de lutter contre les névralgies et les menstrues douloureuses, et la poudre de taxus baccata[44], qu’elle additionnait à des poignées de blé afin d’éradiquer les mulots qui vandalisaient leurs granges. La légèreté de cette dernière l’alarma. Elle se précipita vers le lutrin sur lequel était posé son grand registre. Elle y consignait tout le détail de ses prescriptions, et calculait à la fin de chaque semaine le poids devant rester dans chaque sac. Sa provision de taxus baccata devait être d’un marc*, une once* et trois gros[45]*. Elle fonça vers la balance et vérifia le poids du sachet. Il pesait à peine un marc et huit gros. Il y manquait donc environ cinq gros[46] de poudre d’if, de quoi tuer un cheval, donc un homme, donc une religieuse. Quelle était la prochaine proie ? Elle se morigéna : elle réfléchissait à nouveau à l’envers. Deux possibilités s’affrontaient. Dans l’une, leur ennemie appartenait au clan de l’ombre, à celui qui bagarrait pour faire éteindre leur quête. Si tel était bien le cas, deux obstacles majeurs se dressaient devant l’empoisonneuse : elle et Éleusie de Beaufort. L’autre possibilité était plus banale, mais tout aussi mortelle : il s’agissait d’une haine ou d’une jalousie personnelle. En ce cas, l’identité de la prochaine victime était plus ardue à déterminer. Une idée lui traversa l’esprit, et elle consulta à nouveau son registre, vérifiant les dernières dates de pesées. Une de ses improbables suspectes s’évanouit tout à fait : Jeanne d’Amblin. La poudre d’if ne pouvait avoir été subtilisée qu’au cours des deux jours ayant précédé le meurtre d’Adélaïde, c’est-à-dire lors d’une des tournées extérieures de Jeanne. Quoi qu’il en fût, le choix du toxique était habile : il n’existait aucun antidote. L’intoxication commençait par des nausées, des vomissements, puis survenaient des tremblements, des vertiges. Le coma s’installait ensuite rapidement et la victime décédait. Cette découverte confirmait les déductions d’Annelette : la meurtrière était versée dans l’art des poisons... À moins qu’elle ne fût judicieusement conseillée, mais par qui ?
Réfléchir, se donner les moyens de lutter. La poudre d’if étant amère, elle ne pouvait passer à peu près inaperçue que dans une préparation très sucrée et très épicée. Un gâteau. Ou alors, comble de raffinement criminel, dans une autre potion médicamenteuse connue pour son amertume. Ainsi la destinataire du breuvage empoisonné ne s’étonnerait-elle pas de son goût déplaisant.
Annelette continua sa tâche durant une bonne heure, entassant fioles et sacs de substances létales dans un grand panier, intervertissant les autres. La sauge se retrouvait dans le sachet des feuilles d’aconit, le chardon Marie dans celui de la digitale, et la verveine officinale dans la poche réservée au daphne mezereum[47], ce ravissant arbrisseau à fleurs roses odorantes dont trois petites baies suffisaient à tuer un verrat. Si la meurtrière y avait recours, elle pourrait se vanter d’avoir apaisé la toux, la colique ou les courbatures de sa prochaine victime.
Un sourire naquit sur les lèvres d’Annelette Beaupré. Elle passait à l’étape ultime de son plan. Elle tira le linge qui recouvrait le cageot d’œufs qu’elle avait prélevés du poulailler en se cachant de la sœur gardienne des viviers et de la basse-cour. La pauvre Geneviève Fournier risquait une crise d’apoplexie lorsqu’elle découvrirait que quinze de ses poulettes chéries n’avaient pas pondu. Elle voyait dans le compte des œufs qu’elle ramassait chaque matin la démonstration de l’efficacité de ses bons soins aux volailles et de l’amabilité du Seigneur à son endroit. Plus les volatiles pondaient, plus elle se rengorgeait, finissant par ressembler elle-même à une grosse dinde satisfaite. Annelette serra les lèvres en se réprimandant : certes, elle était peu charitable. Geneviève Fournier était une sœur charmante, mais ses digressions sur la nécessité de chanter des cantiques aux poules, aux oies et aux dindons afin qu’ils forcissent pour finir sur leur table, gavaient la sœur apothicaire à l’instar des canards auxquels Geneviève entonnait le grain dans le bec.
Un bruit étouffé provenant du dehors lui fit lever la tête. Il était bien après complies*. Qui pouvait se trouver encore debout à cette heure nocturne ? Elle abaissa les capuchons des deux esconces qui l’éclairaient et se rapprocha de la porte de l’herbarium. Le bruit reprit, écho d’un pas qui se voulait furtif sur le gravier d’une des allées en croix qui séparaient les carrés de plantes médicinales. Elle tira brusquement le battant, pour se retrouver nez à nez avec Yolande de Fleury, la sœur grainetière, l’une de ses suspectes, car qui mieux qu’elle pouvait se procurer des grains de seigle contaminés ? La femme rondelette devint blanche comme un spectre et plaqua la main sur son cœur. Annelette exigea d’un ton menaçant :
— Ma sœur, que faites-vous ici à cette heure où toutes sont couchées ?
— Je... bafouilla l’autre, le rouge avivant ses joues.
— Vous ?
Yolande de Fleury déglutit avec peine et sembla chercher très loin l’explication de sa présence en ces lieux :
— Eh bien... Une aigreur de ventre... m’a prise juste après le souper et je...
— Et vous êtes compétente pour rechercher le remède qui la soulagerait ?
— Le prunellier me...
Annelette la coupa d’un ton acide :
— Le prunellier est recommandé dans de nombreux troubles. Il est diurétique, laxatif, dépuratif, et se révèle précieux pour traiter les furoncles. Auriez-vous des furoncles, ou de l’acné de jouvencelle, ma sœur ? Quant à l’acidité de ventre... le chardon Marie, la petite centaurée et l’absinthe eussent été préférables. Bref, nombre de simples, sauf le prunellier. Je repose donc ma question : que faisiez-vous ici ?
Yolande força un rire peu convaincant et déclara :
— J’avoue que mon prétexte était bien peu habile. Toutes ces histoires, la mort affreuse de notre pauvre Adélaïde, m’ont tourneboulée. J’avais besoin d’air, de réfléchir...
— Vraiment ? Or donc, en dépit des centaines d’arpents* qu’occupe notre abbaye votre « aération » ne se peut concevoir qu’aux portes de l’herbarium ?
Il sembla à Annelette que l’autre s’effondrait davantage et qu’une crise de larmes s’annonçait. Toutefois, quelque chose dans son attitude pourtant coupable la persuada que Yolande de Fleury ne rôdait pas ici pour prélever quelque poison dans l’armoire à pharmacie. S’ajoutait à cela le fait que la meurtrière devait se trouver d’ores et déjà en possession de poudre d’if.
— Allons ma sœur, finissons-en ! Rejoignez aussitôt votre dortoir.
Yolande eut alors un geste qui sidéra la sœur apothicaire. Elle s’agrippa à la manche de sa robe en murmurant, affolée :
— Allez-vous faire rapport de ma présence à notre mère ?
Annelette se dégagea d’un geste brutal et recula d’un pas en assénant :
— À l’évidence. (S’énervant soudain, elle tança l’autre sans ménagement :) Auriez-vous oublié, ma soeur, qu’un monstre se cache parmi nous ? N’auriez-vous point encore compris que cette empoisonneuse a peut-être dérobé le poison dans mon armoire, lequel poison a occasionné la mort affreuse de notre organisatrice des cuisines et des repas ? En bref, seriez-vous aussi obtuse qu’une poularde ?
— Mais... mais...
— Quoi, mais, mais ? Rentrez à l’instant, ma sœur. Notre mère sera informée.
Annelette regarda disparaître dans l’obscurité la silhouette de la jeune femme, penchée sur ses larmes. Que venait au juste faire cette bécasse ici ? Le mensonge qu’elle lui avait servi était si malhabile qu’Annelette doutait qu’il se fut agi de l’empoisonneuse. Quoique... Et si sa maladresse n’était qu’une feinte supplémentaire ?
Elle réintégra l’herbarium et attaqua la phase maîtresse de sa riposte. Elle rangea les sachets intervertis dans l’armoire et récupéra, en fronçant la bouche de dégoût, la mince ampoule scellée d’un bouchon de cire qu’elle avait mise de côté plus tôt. Elle cassa ensuite un à un les œufs, versant leurs blancs dans une jatte de terre avant d’ajouter à la masse glaireuse quelques gouttes de cette huile d’amande qu’elle faisait venir d’Ostie afin d’apaiser à l’hiver le feu des engelures de doigts et de lèvres. Elle remua avec force cette émulsion puis se décida dans un soupir à ouvrir la fiole en bloquant sa respiration. Aussitôt, une odeur pestilentielle lui monta malgré tout aux narines, une odeur de dents cariées ou de marais putrides. De l’essence de ruta graveolens encore nommée rue fétide, ou herbe de grâce. Annelette doutait que cette dernière appellation provînt de son supposé pouvoir contre les morsures de serpents ou de chiens enragés[48] et optait pour une explication plus terre à terre. La rue fétide était utilisée comme abortif dans les chaumières où la venue d’une autre bouche à nourrir se révélait catastrophique, et ceci en dépit de la vive condamnation de l’Église. À plus forte dose, ou mal employée, elle se révélait mortelle. Elle vida bien vite le contenu dans sa mousse légère de blanc d’œuf et tourna à nouveau avec vigueur sa spatule, luttant contre les haut-le-cœur. Enfin satisfaite, elle étala une couche du mélange sur le sol, juste devant son meuble d’apothicaire. L’huile éviterait à la mixture de sécher trop vite, et s’accrocherait mieux aux semelles de bois ou de cuir.
Elle chargea ensuite sur sa hanche le grand panier dans lequel elle avait entassé les préparations les plus dangereuses et sortit, omettant de verrouiller derrière elle.
La mère abbesse l’attendait. Annelette Beaupré avança dans la pénombre, seulement guidée par la faible flamme d’une esconce, l’oreille aux aguets. En réalité, elle n’éprouvait pas grande crainte. La meurtrière n’était sans doute pas d’une force physique qui lui permette d’attaquer de face, surtout une adversaire de sa taille et de sa carrure.